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Alors il vaut mieux parler

Dernière mise à jour : 15 avr. 2024

Texte Intégral

2022/2023

Spectacle écrit pour le festival les corps lesbiens à La Parole Errante à Montreuil, début mars 2023. Le spectacle a rejoué une fois le 16 juillet 2023 au festival Chauffer dans la Noirceur à Montmartin sur Mer.


Zoé:    Bonsoir/Bonjour. Bienvenue à toutes et à tous. Vous êtes correctement installés, tout va bien ? Super. Moi aussi ça va, je suis très contente d’être là parmi vous, ici, à Chauffer dans la Noirceur. Quand on m’a proposé de venir jouer ici aujourd’hui, il y a quelques mois, j’étais surexcitée. Ça c’est passé comme ça : En gros, un matin, j’ai reçu un appel d’une des membres du festival qui m’a dit : « on veut développer un axe féminisme et sexualité dans la programmation du festival, on a vu ce que tu faisais, viens, tu as carte blanche, tu parles de ce que tu veux ». Le rêve. Bon, moi, je suis lesbienne, on me dit ça, et d’un coup c’est tout qui se bouscule dans ma tête : ma vie amoureuse, les oppressions liées à ma sexualité, mes doutes personnels et professionnels, mon coming-out, mon premier crush, bref, ca n’en finissait plus. Tout se bousculait donc, et pour créer un ensemble cohérent et intelligible, il me fallait trier tout ça. Ça s’est étonnamment bien passé. De tout ce fouillis j’ai dégagé des grandes questions existentielles ordonnées en paragraphes et sous paragraphes, des pourquoi, des par contre, des CEPENDANT ! 3 mois plus tard, tout était prêt.

J’avais une conférence de 1h12 intitulée « l’investissement des espaces féministes par les lesbiennes de 1962 à nos jours, ou comment la convergence des luttes est porteuse de radicalités nouvelles » avec étude de cas, exemple, petite blague pour détendre l’assemblé, tout était millimétré, rodé, impeccable, j’ose le dire, tout était parfait. Jusqu’à... jusqu’à ce que je le montre à ma coloc. Oh elle n’a pas dit grand-chose hein. Mais ses quelques phrases jetées comme ça sur ma partition… tout était déréglé, hors tempo, tout sonnait faux. 

Elle a dit : « Mouais.  (Ca commence mal)

De toute façon peu importe ce que tu dis, les gens vont t’écouter, hein. Tu colles parfaitement avec ce qu’ils attendent de toi, t’es la lesbienne stylée qui va leur expliquer pourquoi le féminisme a besoin des queers, tu seras comme d’hab hyper à l’aise sur scène, bien sapée, et puis 30 minutes plus tard, vous irez boire une petite coupe toustes ensemble, ils diront des trucs genre ‘ah ouais, hyper intéressant, je l’avais pas vu comme ça’, et puis vous passerez à autre chose. Non mais c’est bien hein, elle est super ta conférence mais dans la commu, c’est toujours pareil quoi, c’est toujours les mêmes qui prennent la parole ».

Voilà ce qu’elle a dit. Bon, déjà comme vous pouvez le voir, ma coloc n’est pas la meilleure personne à aller voir quand on a besoin d’être rassurée sur son travail. Elle a d’autres qualités hein, elle fait du très bon caviar d’aubergine, mais le tact, c’est pas son fort. Elle soulevait quand même un point que j’ai trouvé intéressant : « dans la commu, c’est toujours les mêmes qui prennent la parole ». J’y ai réfléchi toute la nuit, à trois mois de la date fatidique, aujourd’hui donc, et je me suis réveillée en me disant : bon, peut-être qu’elle a raison. Peut-être que ça sert à rien de passer trois mois à apprendre un papier que tout le monde a déjà entendu 100 fois, peut être que je ferai mieux de me concentrer sur les choses vraiment importantes et concrètes.

Genre, la magie.

Non mais parce que vous voyez, quand elle m’a dit « toi t’es à l’aise, et de toute façon c’est toujours les mêmes qui prennent la parole », elle disait pas ça pour juste être désagréable, encore que ca peut lui arriver. Elle disait pas ça pour qu’on lui dise ben viens, toi, prend la parole. Elle disait ça parce qu’elle, c’est pas qu’on ne lui donnait pas la parole, c’est qu’elle ne pouvait pas la prendre. Pas physiquement la prendre. Ben oui, être ici, là où je suis, ça implique de s’être déplacée, d’aller dans un lieu qu’on a jamais vu, d’être avec des tas d’inconnus, de parler en public, de pouvoir encaisser si ce qu’on dit ne plait pas, bref, tout un tas de choses que ma coloc, ben, elle peut pas faire. Donc, au lieu de potasser mes représentations lesbiennes dans les espaces féministes, j’ai préféré me concentrer sur cette question :  Peut-on faire entendre la parole des personnes qui ne peuvent pas la délivrer ?

Parce qu’on est surement toustes d’accord ici pour dire que, quand on parle de féminisme et de sexualité, la parole lesbienne est importante. Et, à défaut qu’elle soit pleinement entendue et comprise par le monde extérieur, on peut déjà la transmettre au sein de petits espaces qui nous font du bien, qui nous permettent de nous écouter, de créer et de nous rendre plus forte individuellement et à l’échelle de notre communauté.

Mais est-ce qu’on peut donner la place aux artistes lesbiennes qui ont bel et bien une parole, mais qui ne sont pas venues aujourd’hui ?

Et bien écoutez, après m’être longuement entrainé et avoir écumé tous mes grimoires, je me tiens fièrement devant vous et je vous dis : oui. J’ai trouvé un moyen de me faire hôte de ma coloc. C’est elle qui va venir parler sur scène, à travers mon corps, depuis sa chambre, chez nous à Aubervilliers. Je vous passe les détails très techniques, mais, après une courte incantation, je l’inviterai à prendre possession de mon corps (sans m’en éjecter bien sûr), pour qu’elle puisse délivrer sa parole devant vous, sans être devant vous. Comme un téléphone finalement. Mais en plus classe. En plus magique. Avouez que ça claque plus que si je vous avais dit, bon ben on va l’appeler. Noooon, on va l’invoqueer !


Zoé invoque Edith par un rite visuel stylé, intense et rigolo. A partir de maintenant, le/la comédien·ne au plateau joue les deux personnages.


Ça a marché ? Je veux dire, t’es là, t’es avec moi ?


Edith: Je crois que je suis même dans toi ouais. La vache, ça fait vachement plus mal qu’à l’entrainement.


Zoé: C’est toujours aussi étrange comme sensation. Donc là, c’est moi.


Edith: Et là c’est moi. Je peux te faire faire des trucs ? Genre si je pense très fort à bouger tes bras, tu les bouges ?


Zoé: Je sais, pas, essayes pour voir ?  


Edith: Ok, alors… Bras gauche…

Zoé lève son bras gauche

Bras droit…

Zoé lève son bras droit

On tape !

Zoé essaye de taper dans ses mains mais rate

 Ca marche ?


Zoé: C’est pas tout à fait ça mais oui, ça marche.


Edith: Trop fun, c’est comme dans Ratatouille un peu.


Zoé: Oui bon, je veux pas te presser hein, mais je me suis pas farcie tout cet entrainement pour que tu joues aux marionnettes. J’ai tout plaqué pour toi, je te rappelles, donc prends ton courage à deux mains et vas-y


Edith: Quoi, là, maintenant ? Non mais parce que si je voulais pas venir, c’est pas que parce que j’ai pas envie d’être sur scène. C’est que… Enfin... ça va pas leur plaire quoi.


Zoé: Ben tu sais pas, t’as pas essayé. Si ça se trouve les gens sont prêts à t’écouter même si ça leur plait pas. Et même si ça se trouve ça va leur plaire.


Edith: Mmh. Ben je compte pas trop là-dessus. Mais bon, si vraiment elles sont en colère c’est toi qu’elles taperont du coup.  Tu crois que c’est quoi le plus douloureux, qu’on te lance une tomate à la figure ou que tout le monde te hues ? 


Zoé: Jeter des tomates c’est un peu passé de mode tu sais, t’inquiètes pas pour moi. Et si on me hue, toi t’entendras pas, et moi je saurai que c’est pas vraiment moi qu’elles huent. Gagnant-gagnant. Enfin pas pour elles. Mais bon. Bref, vas-y là, tout le monde t’attend.


Edith: Ah oui oui c’est vrai. Ben c’est qu’ici personne m’attend quoi, donc c’est pas facile de me dire que je suis sur scène là. D’ailleurs je vais pas y penser sinon je vais rien dire du tout. Bon euh... Par où commencer ? Ouf, ça fait peur là d’un coup. Je sais pas si je suis la mieux placée pour dire ça en fait…


Zoé: T’inquiètes ! T’es lesbienne, t’es légitime, on est là pour t’écouter.


Edith: Ah oui. Euh. A ce sujet. Je crois pas que je suis lesbienne en fait. Enfin. Si, mais pas vraiment. Du coup non, si j’ai bien compris. Peut-être que je suis pan. En gros, j’ai fait du sexe avec des femmes cis, et des femmes trans, et des hommes trans et des hommes cis aussi. Mais j’ai arrêté.


Zoé: T’as arrêté les hommes cis ? Sage décision.


Edith: Non, j’ai arrêté tout. Le sexe quoi. J’ai arrêté le sexe. Enfin le sexe partagé, parce que bon, moi et moi… Heureusement que tu m’as pas invoqué 10 minutes plus tôt quoi. Mais ça n’a rien à voir. Bref, du coup j’ai arrêté le sexe, et maintenant, ben me dire bi lesbienne, hétéro pan ou queer ou tous les autres, c’est compliqué.


Zoé: Ben c’est parce que tu es asexuelle non ?


Edith: Ben non non plus. J’ai fait du sexe avec pleiiins de gens. Enfin, avec quelques personnes. Mais pleins de fois. Et j’étais pas en PLS en mode « oh mon dieu qu’est-ce qu’il m’arrive je ne veux pourtant absolument pas faire de sexe avec la personne devant moi, je ne ressens aucune excitation, on ferait mieux de boire une tisane en jouant à Tetris ». Enfin ça m’est arrivé, mais vraiment pas à chaque fois. La plupart du temps j’en avais envie, on était excités, on baise, tout se passe bien et puis voilà. Et puis je me branle 10 fois par jour comme un gamin de douze ans alors je dirai pas que je ne ressens pas d’excitation sexuelle.  


Zoé: Autosexuelle alors ? Tu sais y a pleins de nuances, y en a forcément une qui te correspond.


Edith: Ben non c’est un peu ça le problème justement. Non. Et c’est pour ça que je ne voulais pas venir non plus. Parce que dans la communauté lesbienne et quasi toutes les communautés queer, enfin en fait dans toutes les communautés tout court, pas vouloir choisir ou pas pouvoir choisir c’est mal vu. Il te faut absolument une étiquette claire sinon tout le monde est confus, on sait pas quel combat tu vas mener ni à quelles oppressions tu fais face, du coup t’es un traitre qui bouffe à tous les râteliers et puis dans pleins de cas tu dis ‘je sais pas’ et là on regarde tes fringues, tes cheveux, ta manière de parler, tes poils même et on te dit, « ben va pas me faire croire que t’es pas une butch avec une gueule pareille ». Alors ben non je veux pas venir parce que on va encore coller des étiquettes sur mon corps et mon esprit qui sont pas les bonnes, et oui je veux venir quand même venir m’exprimer, parce que si je le dis pas là où est ce que je vais bien pouvoir dire ça. En dehors des commu c’est encore pire, encore qu’au moins ils savent pas ce que ça veut dire butch alors ils disent « bonjour monsieur ah pardon madame » et là je me sens pas mal de leur dire « bah en fait dit juste bonjour connard » parce que c’est des mecs cis et si y a bien un truc sur lequel peut-être toutes les lesbiennes sont d’accord c’est pour dire les mecs cis c’est vraiment pas foufou, et en même temps du coup on me dit ben pourquoi t’en baises ou pourquoi t’en a baisé et moi je suis là je bafouille et puis je m’en vais prendre une tisane et jouer à Tetris dans mon lit et je me dit c’est vrai ça je suis vraiment qu’une merde à être amoureuse de mecs cis et en même temps ben Lucas il était doux, Nabil il était gentil, avec Paul le sexe était hyper bien, donc voilà je suis sortie de chez moi pour me détendre un peu avec la commu et finalement je suis repartie plus vite et plus en sueur qu’a des vieilles soirées ou tout le monde montre ses couilles debout sur la table du beer pong. Moi l’étiquette qui me convient c’est paumé, mes pronoms paumé, paumés avec un s, et c’est pas une phase, ça a toujours été comme ça, ça le sera toujours, sauf qu’avant au moins je pouvais dire ben j’ai baisé avec un tel ou une telle alors foutez moi la paix pour la soirée je suis légitime, et maintenant je peux juste dire « bonjour j’ai une tendinite à force de me branler » et là tout le monde te regarde bizarre parce que comme d’habitude il fallait juste dire « bonjour ça va » et que moi j’ai paniqué et.. Enfin bon voilà je suis pas lesbienne quoi.  


Zoé: Oh wow, ok. Pardon je voulais pas dire, enfin, euh… Ça va ? C’est fou qu’on en ai jamais parlé. T’as l’air énervée un peu. Et puis là tu parles de pronoms et tout, enfin tu parles d’identité de genre, ça n’a rien à voir, tu mélanges tout là.


Edith: Ben oui je mélange tout et en même temps c’est difficile de se dire lesbienne quand on est pas cis. Genre si en fait je m’identifie mec, et que je suis en relation avec une meuf cis, ben du coup, allez pourquoi pas, on est hétéro. Pourtant si je vais faire une soirée double date avec des potes cis hétéro dans un espèce de diner’s des années 70 à la con, j’aurai du mal à leur faire avaler qu’on a la même orientation sexuelle tu vois. Bon de toute façon comme je disais je ne m’identifie pas homme, ils me font peur et je préfère encore être toute seule dans mon coin que d’y être associée.


Zoé: Mmh. Tu sais quand même qu’être un mec trans ça te transforme pas en oppresseur hein ?


Edith: Oui oui, c’est pas ce que je voulais dire. Mais bon je me sens pas du tout homme quoi. Ni femme.


Zoé: Ah, ben c’est parce que t’es non-binaire, et du coup c’est pour ça aussi que tu galère à t’identifier lesbienne.


Edith: Fais gaffe, t’es en train de faire justement ce que je déteste qu’on fasse là. Tu prends mes mots et tu y mets les étiquettes que tu veux, parce que toi tu as besoin que ce soit bien rangé bien net, alors que moi j’ai pas besoin de me ‘dire’ quoi que soit, je me complais dans le grand chaos de l’indécision, du non-choix, je suis moi et je m’appartiens, et les gens sont globalement eux et s’appartiennent, donc j’ai du mal avec le concept de communauté vu que ça fait se rassembler des gens selon des critères que je trouve simplistes.


Zoé: Tu te complais ? T’es sûre ? moi je vois surtout quelqu’un qui peut pas sortir de sa chambre parce qu’elle a peur de tout le monde.


Edith: Oui bon ça c’est aussi parce que je suis dans l’angoisse permanente du monde réel, mais c’est pas  une question de genre ou d’orientation, c’est juste mon cerveau qui panique et moi qui n’aime pas beaucoup les humains. Je me complais théoriquement si on veut.


Zoé: Du coup tu as aussi théoriquement du mal avec les communautés j’imagine ? Parce que t’as pas l’air de t’y confronter beaucoup. Personnellement elle m’a beaucoup aidé, cette communauté que tu n’as pas l’air de porter dans ton coeur. Au début de la découverte de mon lesbianisme par exemple, je suis allée dans des lieux où j’ai pu m’exprimer librement, où les personnes qui étaient là ne me prenaient pas pour un monstre, où on pouvait trouver ensemble des outils qui nous permettent de nous sentir plus safe dans tout un tas de situation. J’ai rencontré des amies à qui je n’avais pas besoin d’expliquer, qui savaient déjà ce que j’avais traversé, qui ne me jugeait pas, qui pouvaient m’aider… Enfin vraiment j’avais un cadre tranquille et safe où je pouvais évoluer sans me battre ou me cacher en permanence, tu vois. J’ai rencontré des meufs qui avaient fui leur pays parce que là-bas c’est archi craignos si t’es pas hétéro, "archi craignos" étant évidemment un gros euphémisme, j’ai rencontré des gens qui s’étaient fait virés de chez eux et elles, qui avaient plus que ces endroits là pour être bien, alors après tout ça tu va quand même pas me dire que les communautés c’est de la merde. Si t’as pas besoin de trouver des gens comme toi pour survivre, et bah très bien, reste dans ton coin et dis à qui veut l’entendre que la communauté t’oppresse par sa simple existence, c’est déjà ce que fait tout un tas de mec cis d’ailleurs. Mais hésite pas à réfléchir sur à qui tu t’adresses, en l’occurrence des gens qui essaient d’avancer et de rendre le tout un peu moins naze. Toi t’es juste bloquée par ton angoisse des autres. Désolée hein, tu sais que je t’aime bien, mais là tu te bats contre les mauvaises personnes, et qui n’est pas allié, désolée de te le dire, est un ennemi.


Edith: Si même toi je t’ai énervée... Je savais bien que ça allait pas te plaire. C’est ça que tu retiens de mon petit laïus ? Que le seul truc qui m’importe c’est de détruire et de mépriser ce que les autres ont bâti ? C’est de nier le pouvoir des communautés et de les réduire à un petit groupe tout aussi oppressant ? Bien sûr qu’il est pas aussi oppressant, bien sûr qu’il aide pleins de gens, c’est pas là où je veux en venir. Là où je veux en venir c’est que n’importe quel groupe a ses mécanismes d’oppression plus ou moins conscient, et que vendre la communauté lesbienne comme un espace absolument safe c’est mentir. Je dis pas qu’il sert à personne, je dit que pour moi, il a crée beaucoup de moments pas chouettes qui n’arrivent pas dans d’autres groupes dans lesquels on se focalise moins sur les questions de genre et de sexualité. Je dis que parler de ces questions, ça peut faire du bien, mais qu’elles ont eu tendance à se généraliser, se systémiser et créer un genre de rite de passage glauque pour être accepté, alors que perso, commu ou pas commu, je trouve ça déplacé que des inconnus me demandent mon orientation sexuelle ou qu’ils la présument à cause de critères que je trouve débiles. Et surtout, que l’expérience vécue de relations sexuelles apporte du poids à ma légitimité, ben ça me soûle. Sérieux depuis que je ken plus j’ai l’impression que c’est pire que si j’étais hétéro. Les gens sont quand même beaucoup plus complexes que ça, donc les réduire à une de leur caractéristique et décider que du coup c’est bon on va toutes être camarades de lutte, ça me parait non seulement inenvisageable mais aussi bien optimiste. Donc au final, la communauté visible c’est celle composée de personnes qui se ressemblent le plus, et au fur et à mesure ce sont leurs caractéristiques à elles qui sont considérées comme la norme au sein de ces espaces. Donc là par exemple, ben les lesbiennes, elles sont stylées, elles sont fem ou butch mais certainement pas entre les deux ou les deux à la fois, elles aiment pas les pansexuelles, elles sont à l’aise en groupe, elles sont capables de répondre à toutes les questions concernant leur identité ou orientation,


Zoé: Quoi ? Mais.. non


Edith: Elles mettent un petit costard pour monter sur scène, elles croient en la communauté et c’est certainement pas une pauvre type énervée en caleçon dans sa chambre qui va venir chambouler leurs idéaux ou leur manière de penser, de toute façon elles ont pas le temps, puisque ce qui importe vraiment c’est de détrôner le petit mâle blanc de son pouvoir.


Zoé: Attend j’ai soif


Edith: Sauf que moi aussi je voudrais bien le détrôner mais je dois le faire dans mon coin parce qu’on veut pas de moi aux endroits où on serait effectivement plus fortes et plus efficaces pour le faire. Alors si après ça je suis étiquetée comme traître à la cause, que ma tête est placardée dans les toilettes de la mut' en promettant une récompense à qui se chargera de me faire taire, ben je trouverai ça un peu exagéré, un peu classe aussi, mais je comprends. C’est pas cette image là qu’on veut renvoyer. On veut une communauté forte, décidée, unie, sexuellement épanouie et libérée alors autant effacer les marges pour pas qu’on voit à quel point en fait c’est un bordel pas possible et qu’il suffit pas d’aimer les meufs pour ne former qu’un. Qu’une, en l’occurrence.


 Zoé: Attend j’ai soif je te dis


Zoé boit


Edith: Ah ouais pardon. Tu m’en files ?


Zoé: Ben non, je peux pas, t’es pas là.


Edith: Ah oui j’suis con. Ben attend, moi aussi je vais boire de l’eau. Je reviens.


Zoé: Non mais attends tu peux pas juste te barrer ! On est sur scène là. Euh.. Allo ?


Edith: Ce sera pas long. T’as qu’a, je sais pas moi, leur lire un poème pendant ce temps-là.


Zoé: Un poème ? Mais je connais pas de poème moi.


Edith: Attend, je t’en envoie un.


Zoé: Litanie pour la survie, Audre Lorde, 1978. Traduit par Gerty Dambury

Pour celles d’entre nous qui vivent à la frontière

Qui se tiennent constamment en bord des décisions

Cruciales et solitaires

Pour celles d’entre nous qui ne peuvent succomber

Aux rêves fugitifs du choix

Qui aiment dans les couloirs vont et viennent

Entre deux aubes

Regardent dedans dehors

Avant après en même temps

A la recherche d’un présent qui puisse nourrir

Les futurs

Comme le pain dans la bouche de nos enfants

De sorte que leurs rêves ne reflètent pas

La mort des nôtres


Pour celles d’entre nous

Qui ont la peur gravée

Comme une trace imprécise au milieu du front

Apprenant à craindre le lait de notre mère

Car avec cette arme

Cette illusion de trouver une certaine sécurité

Les brutes espéraient nous réduire au silence

Pour nous toutes

Qui n’étions pas censées survivre

A cet instant de triomphe


Et quand le soleil se lève nous craignons

Qu’il ne dure pas

Quand le soleil se couche nous craignons

Qu’il ne se lève pas au matin

L’estomac plein nous craignons

Une indigestion

L’estomac vide nous craignons

De ne plus jamais manger

Aimées nous craignons

Que l’amour s’évanouisse

Seules nous craignons

Que l’amour jamais ne revienne

Et lorsque nous parlons nous craignons

Que nos mots ne soient pas entendus

Pas accueillis

Mais quand nous sommes silencieuses

Nous craignons encore


Alors il vaut mieux parler

En se rappelant

Que nous n’étions pas censées survivre



T’es là ? T’es revenue ?


Edith:  Oui c’est bon. Ça t’a plu ?


Zoé: Ouais, je suis pas très poèmes d’habitude mais, bon c’est pas très joyeux, mais c’est intense. Pourquoi tu m’as envoyé celui-là ?


Edith:   Parce que Audre Lorde est une personne incroyable, déjà. Et quand je suis vénère je lis des poèmes encore plus vénères, et bizarrement ça me calme, donc je me suis dit que ça nous ferait du bien. Je me suis peut être un peu emportée, déso.


Zoé: T’as critiqué mon costard..


Edith: Toi t’as dit que je faisais comme les mecs cis, donc bon..


Zoé: Oui, bon, pardon. C’est que ça me fait chier de t’entendre dire tout ça. Je dis pas que ce que tu ressens est pas légitime, mais juste je trouve ça fou qu’on ait eu des interactions si différentes avec la commu. Il doit bien y avoir un moyen quand même pour que tu t’y sentes bien non ?


Edith: Ben écoute, pour l’instant j’ai pas trouvé. Dès que j’vais dans des milieux lesbiens, ça me rappelle que moi je suis sûre de rien et que j’ai peur. Genre quand on me dit «tu viens en manif la semaine pro ? » Alors que moi j’ai super peur des flics. Et quand on me dit « Regarde le sexe non-hétéro comment c’est incroyable », alors que moi je trouve que ça reste faire des trucs avec des humains et que les humains c’est trop compliqué pour être incroyable. Dès qu’on me dit ça, je me prend pleins de certitudes à la gueule et je comprends pas comment elles font pour être si sûre. Et ça me fatigue. Ça me rappelle que moi je sais pas, et que c’est pas une option. Parfois je suis un peu jalouse en vrai. Moi aussi j’aimerai bien dire « détruire le patriarcat et nous libérer de nos oppressions par les actions collectives et la désobéissance ? Oui pas de soucis, attend je mets mes chaussures ». Mais je peux pas. Je suis en colère mais je sais pas trop où la diriger, et si je l’exprime clairement j’ai peur d’être en colère pour toujours, et perso je peux pas vivre comme ça.

Donc je reste dans mon coin et je lis, parce que les mots, ça me fait pas peur, c’est juste des amas de lettre. Et lire la colère, ou la tristesse, ou l’impuissance des autres, ça me fait du bien je crois.


Zoé: Et là, en parlant, ça te fait pas du bien?

 

Edith:   Un peu, si. Mais bon niveau courage on est pas au top du top quand même. T’envoyer toi, en avant-scène, pour me protéger pendant que bien au chaud chez moi je dis pourquoi j’aime pas la commu, alors qu’en plus je vois bien qu’elle est importante et tout… Peut-être j’aurai pu faire mieux de mon après midi quoi. Enfin j’sais pas.


Zoé: C’est mieux que de rien dire du tout quand même. Moi je crois que t’as bien fait. Y a peut-être des gens à qui ça parle, ces trucs là. Peut-être que quelqu’un te verra comme sa commu.


Edith: Ah bah ça ce serait la meilleure. La commu des gens trop angoissées pour se réunir, trop asexuels pour être homo, trop genderfuck pour être cis. On aurait même pas de nom tellement on aurait peur que ça corresponde pas à tout le monde. Mais bienvenue hein, rendez-vous, euh… bah jamais parce qu’on aime pas les gens.


Zoé: T’es bête.. Non mais en vrai. Les auteurs que tu lis par exemple, c’est qui ?


Edith: Des auteurices. Audre Lorde, Elodie Petit, Luz Volckmann, Laurène Marx, Mag levêque… Globalement des gens queers.


Zoé: Bon. Et ben, tu les lis parce que ça te parle, ce qu’elles racontent, parce que ça ressemble de près ou de loin à ta réalité, non ?


Edith:   Euh, ouais sûrement.


Zoé: Ben c’est ça aussi la commu. Y a pas toujours besoin de se rassembler physiquement tu sais. La commu, c’est des vécus qui se croisent, qui se ressemblent parfois, et qui rendent visibles d’autres aspects de la réalité, qui font que tu te sens moins tout seul. C’est un amas d’outils, qui aident à mieux comprendre, et à mieux se comprendre. C’est pas une grande entité unie, ça le sera jamais. C’est une somme de gens qui ont certains bouts de vécu en commun. Et peut-être que tes bouts de vécu peuvent venir s’ajouter aux autres.


Edith: « Prendre des petits bouts de truc et puis les assembler ensemble »



Zoé:  T’es vraiment en train de penser à Stupeflip là ?


Edith: Je pense toujours à Stupeflip. Ca va, pas besoin d’avoir que des refs queers non plus hein. Mais ok, du coup moi je veux bien hein, me nourrir des bouts de vécu, et considérer que la commu c’est que les auteurices queers que je kiffe et les gens concernées qui me donnent des outils et à qui je peux en donner. Mais je fais quoi des gens qui pensent qu’on est un groupe et qui viennent me bombarder d’outils ou de remarques nuls ? Je fais quoi des gens qui me vendent le mouvement sex-positif comme solution ultime à l’épanouissement alors que c’est un terrain que je trouve hyper capitaliste et malaisant ? Je fais quoi des gens qui m’out à ma place ?


Zoé: Ben euh… j’avoue que je sais pas. Tu les laisses ? Ou, si t’as l’envie et l’énergie, tu leur dit que c’est pas ok pour toi quand iels font tel ou tel truc, comme t’as fait avec moi. Rappelles-toi que c’est des personnes qui font des trucs nuls, pas une commu. Tu prends ce que tu veux, tu donne ce que tu veux, et tu te rappelles que globalement les gens essaient de faire de leur mieux. La commu c’est un espace où c’est envisageable de partager des sensations, des mots, tout en te sentant en sécurité. Et quand on est pas d’accord, ben on en parle et on essaie de faire autrement.


Edith:   Zoé ?


Zoé: Oui ?


Edith: Ça, ça veut dire aussi que ma commu c’est toi ?


Zoé: Rooh t’es cute. Ben oui, ta commu, c’est moi.  Et ça pourra rester moi et les gens qui écrivent, ou ça pourra être de plus en plus de gens en fonction de tes besoins et envies.

 

Edith: Mmh. Ben toi, ça va, parce que j’ai confiance et que je sais que quand tu dis des trucs qui me plaisent pas tu dis pas ça pour me faire du mal. Mais pour agrandir le cercle peut être je verrais plus tard. Après tout ça, revenir voir les gens et me reprendre les habituels « toi t’es çi toi t’es ça », ça va me soûler.


Zoé: Ben peut-être que tu pourrais commencer par voir des gens à qui tu as déjà dit que ça te soûle. Au hasard, les gens que j’ai devant moi. Personne m’a jeté de tomates à la figure, tu sais. Les gens ont l’air d’écouter même. J’aimerai que tu voies ça. Avec tes yeux je veux dire. Et, à titre personnel, j’aimerai bien juste que tu sois là quoi.


Edith: Quoi, maintenant ? Mais, euh enfin c’est que


Zoé: T’as un meilleur endroit où être peut être ? Un meilleur endroit que avec moi, qui vient de te donner toute son énergie pendant 30 minutes ? Viens voir, et si c’est pas pour les voir eux, c’est au moins pour boire une bière avec moi. Et si tu te sens mal, on partira. On rentrera manger du caviar d’aubergine et jouer à Tetris chez nous.


Edith: Bon. Ok, c’est bien parce que c’est toi. Et un peu pour la bière aussi. Vas-y j’arrive.


Rituel de désinvocation

Edith (l'autrice) entre sur scène, salut final.



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